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Crise à la Fondation du Dr Julien

De nombreux cadres et employés de la Fondation du Dr Julien ont claqué la porte en dénonçant le climat de travail toxique qui empoisonne l’organisme du père de la pédiatrie sociale. Au cœur de la crise : des allégations d’intimidation de la part de la haute direction.

Une enquête d’Isabelle Hachey

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Allégations d'intimidation et climat de suspicion

Une crise sans précédent a ébranlé la Fondation du Dr Julien l’an dernier, au point où le célèbre pédiatre a songé à « mettre la clé sous la porte ». Au cœur de cette crise : des allégations d’intimidation de la part de la haute direction à l’endroit d’employés et de gestionnaires.

Le Dr Gilles Julien rejette en bloc ces allégations, qu’il croit motivées par une tentative de « coup politique » orchestrée par une ancienne directrice générale adjointe pour le pousser vers la sortie.

Le Dr Julien s’est accroché. À l’issue de la crise, il se retrouve toutefois plus isolé que jamais à la tête de sa fondation : le conseil d’administration a fondu de moitié ; la directrice générale a été contrainte de démissionner ; cinq directeurs sur sept ont claqué la porte ; et l’équipe clinique du centre de pédiatrie sociale d’Hochelaga-Maisonneuve a été décimée.

La Presse a recueilli les témoignages de 10 anciens employés et gestionnaires de la Fondation du Dr Julien. Tous ont confié avoir quitté l’organisme en raison d’un climat de travail difficile, voire toxique, à la Fondation. Nous leur avons accordé l’anonymat, car ils ont affirmé craindre des représailles, de l’entourage du Dr Julien ou dans le cadre d’un nouvel emploi.

De ces 10 employés et gestionnaires, plusieurs disent avoir craqué après avoir subi de l’intimidation de la part du Dr Julien et de sa femme, l’avocate Hélène Sioui Trudel. Certains d’entre eux travaillaient à la Fondation depuis plus de 10 ans.

« À travers les années, on a vu des gens partir, des gens pleurer, des gens troublés par ce contact-là », dit l’une des employées ayant remis sa démission, l’automne dernier, après être tombée en épuisement professionnel.

« Ça faisait 10 ans que je défendais le Dr Julien. Dix ans que je me disais : “Ce n’est pas grave, il est comme ça.” Quand des intervenants de la DPJ sortaient de la salle de consultation en pleurant [après avoir été rabroués par le pédiatre], c’est nous qui devions toujours ramasser les pots cassés. J’ai pris conscience de mon état de fatigue et de stress et je suis partie. Je ne pouvais plus continuer à le protéger. Je ne pouvais plus être dévouée à ce point-là. »

UNE LETTRE ANONYME

C’est une lettre adressée aux membres du conseil d’administration, en avril 2018, qui a mis le feu aux poudres. Des employés se disaient victimes d’intimidation de la part de la directrice générale, Hélène Sioui Trudel. Ils ne pouvaient faire autrement, écrivaient-ils, que de se syndiquer. La lettre n’était pas signée. C’était la deuxième du genre en l’espace de quelques mois.

Le 30 avril, le conseil d’administration a convoqué d’urgence le Dr Julien et Me Trudel. Tout en niant avoir intimidé des employés, cette dernière a remis sa démission sur-le-champ.

C’était ça ou la tenue d’une enquête externe, explique l’un des administrateurs, François Morin. « On préférait évidemment, au conseil d’administration, que l’affaire soit tuée dans l’œuf. Ne pas avoir à traîner avec un long processus d’enquête sur le climat de travail. »

La manœuvre a dérapé. À partir de ce moment-là, un lourd climat de suspicion s’est installé au sein de la Fondation. Le Dr Julien s’est senti trahi par cette lettre. « Pour moi, ç’a été un couteau dans le dos. Vraiment, vraiment. Je ne l’ai tellement pas vu venir. »

L’ambiance était particulièrement lourde chez Assistance aux enfants en difficulté (AED), le plus ancien et le plus gros des trois centres de pédiatrie sociale de la Fondation, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.

« À un moment donné, on a passé proche de mettre la clé sous la porte tellement ç’a été lourd. Tout le monde se méfiait de tout le monde. Même moi, j’arrivais à AED le matin et j’avais des nausées. Je n’avais pas le goût de rentrer là. »

— Le Dr Gilles Julien

« Il nous a boudés pendant des mois. On lui disait bonjour, il ne nous répondait pas », raconte une ancienne employée. « Il a pris ça comme une attaque personnelle, ajoute une autre. Au lieu de respecter les victimes [d’intimidation], il a dit qu’on était une “menace”, qu’on lui avait planté un poignard dans le dos. Il a perdu confiance. »

Hélène Sioui Trudel a vidé son bureau le jour même de sa démission. « Ils ne l’ont plus revue. Elle ne voulait plus remettre les pieds là », raconte le Dr Julien. Lui-même a déménagé peu après dans un autre immeuble. « J’ai dit : “Tiens, ils ne veulent plus de moi, je vais m’en aller.” J’ai fermé mon bureau, qui était un peu mythique. Il y avait toutes sortes d’affaires, des trophées… C’était le bureau du Dr Julien. »

LE C.A. RÉDUIT DE MOITIÉ

Quelques semaines après sa démission, Hélène Sioui Trudel a présenté au conseil d’administration un plan de restructuration de la Fondation du Dr Julien, où elle travaille désormais à titre de conseillère stratégique.

À l’avenir, la Fondation se concentrerait sur sa mission philanthropique, tout en continuant à certifier les centres de pédiatrie sociale qui se multiplient au Québec.

Les trois centres montréalais que chapeaute la Fondation deviendraient complètement autonomes.

Le plan a été adopté par le C.A. en juin. Dans les semaines suivantes, cinq administrateurs ont quitté le navire, ce qui a réduit la taille du C.A. de 10 à 5 membres. Parmi eux, Claude Gagnon, haut dirigeant à la Banque de Montréal, et Pierre Fitzgibbon, qui deviendrait en octobre ministre de l’Économie. Les deux hommes ont décliné nos demandes d’entrevue.

Ils auraient été refroidis par les allégations contenues dans la lettre anonyme, selon le Dr Julien. « Quelqu’un dans une banque ou en politique n’a pas le goût de voir sortir quelque chose dans les journaux. » Il est « clair », ajoute-t-il, que des administrateurs sont partis « pour ne pas être éclaboussés un jour par ça ».

LES DIRECTEURS DÉMISSIONNENT

En septembre, le Dr Julien a présenté le plan de refonte au comité de directeurs de la Fondation. La rencontre a été courte. « Ils m’ont dit : “On ne veut rien savoir, il n’en est pas question.” Je suis parti. »

Le lendemain matin, quatre directeurs manquaient à l’appel. « Des docteurs [avaient signé] sur le bord d’une table des petits papiers : congés de maladie », dit le Dr Julien.

Les quatre gestionnaires ne sont jamais revenus. D’un coup, la Fondation perdait sa directrice générale adjointe, son directeur des ressources humaines, son directeur des formations et sa directrice des communications.

Ces démissions s’ajoutaient à celle de la directrice des finances, partie deux semaines plus tôt.

Les tensions couvaient depuis des mois entre le Dr Julien et ses directeurs, qui avaient refusé de défendre Me Trudel auprès du C.A. « Ils ne pouvaient pas, en tant que gestionnaires, dire qu’il n’y avait pas d’intimidation au travail ; ils l’avaient subie pendant des années ! », raconte une ex-employée.

« J’étais très proche de mon directeur, que j’ai vu pleurer plus d’une fois. Il était à bout », ajoute une autre.

« Les directeurs ont vécu une violence au quotidien. Je les ai vus les yeux pleins d’eau, démotivés. Tout le monde s’est dit : il faut mettre un stop à l’intimidation. »

— Une ex-employée de la Fondation

Le Dr Julien a une interprétation très différente des événements. « Je pense qu’on a vécu un coup politique, avance-t-il. Ç’a été planifié, cette affaire-là. […] C’était vraiment : ils se débarrassaient des deux fondateurs. C’est clair comme de l’eau de roche. »

« Il y a un coup qui a été fomenté, qui ciblait Hélène, parce qu’ils savaient que s’ils ciblaient Hélène, très clairement, ils me ciblaient aussi. Ils n’osaient pas le faire directement avec moi parce que je les intimide trop avec mon nom, mais Hélène, c’était la victime toute choisie. »

Me Trudel parle également de tentative de « putsch » de la part des cadres et des employés. « Si moi, on m’attaquait, c’est évident que Gilles allait partir. »

C’est la directrice générale adjointe qui aurait tout manigancé dans l’espoir de prendre la tête de la Fondation, selon le Dr Julien, qui estime avoir été « trahi » par cette femme qu’il voyait prendre la relève dans quelques années. « C’est comme si elle avait voulu aller trop vite », dit-il.

Me Trudel croit que cette gestionnaire est d’ailleurs responsable de la vague de congés de maladie qui a fauché huit membres de l’équipe clinique du centre Hochelaga. « Elle a orchestré ça, un à la fois. Un par semaine. C’était bien orchestré. Géniale, comme fille. »

Nous avons communiqué avec l’ex-directrice générale adjointe pour obtenir sa version des faits. Elle a décliné notre demande d’entrevue, se disant liée par un engagement de confidentialité. Nous avons accepté de ne pas la nommer puisque cet engagement l’empêche de répondre aux allégations du Dr Julien et de Me Trudel.

Elle a ensuite alerté son avocate, qui a envoyé une mise en demeure à ses anciens patrons.

Par la suite, un cabinet de relations publiques mandaté par la Fondation nous a adressé un courriel pour tenter de rectifier le tir. Tout en ayant reconnu, en entrevues, l’existence de tensions au sein de l’organisme, « en aucun temps le Dr Julien ou Mme Trudel en ont attribué le blâme » à leur ancienne directrice générale adjointe, soutient-on dans ce courriel.

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« On n’a jamais intimidé personne »

Ce jour-là, une décision clinique prise par une travailleuse sociale et son équipe avait déclenché la colère du Dr Gilles Julien. « J’ai su c’était quoi, avoir peur à en avoir envie de faire pipi dans ses culottes, raconte-t-elle. Je n’avais jamais vécu ça de ma vie. Je me rappelle la sensation d’avoir à me retenir. Il criait, il ne me laissait pas parler. »

La travailleuse sociale a travaillé pendant des années à Assistance aux enfants en difficulté (AED), le premier centre de pédiatrie sociale du Dr Julien, dans le quartier Hochelaga. « J’ai vu des gens détruits, dit-elle. J’ai vu des gens devoir se reconstruire au complet » après avoir été démolis par le Dr Julien et sa femme, Hélène Sioui Trudel.

« Sur notre conscience, on n’a jamais intimidé personne. On est des personnalités fortes », se défend le Dr Julien.

« Il n’y a jamais eu d’intimidation. Il y a eu de la rigueur organisationnelle, administrative, parce qu’on gère de l’argent public et qu’on veut le meilleur pour nos enfants. »

— Le Dr Gilles Julien

Une autre intervenante affirme avoir « baigné dans une ambiance malsaine » pendant plus de 10 ans avant de se résoudre à démissionner. « Tout est dans la subtilité, dans plein de moments où on se sent dévalorisé. On ne se sent pas bon. On craint des explosions et on marche tout le temps sur des œufs. »

« J’ai vu les employés arriver dans mon bureau en détresse, jusqu’au jour où c’est moi qui ai été victime d’intimidation, raconte une ancienne gestionnaire. Je me suis fait dire par les deux dirigeants que ce n’était pas bon, ma manière de faire. Que je ne comprenais pas. »

Au nom de la rigueur, Me Trudel a déchiré un projet de bilan annuel au visage de son auteure et rabroué vertement des intervenantes devant les membres de leur équipe, selon plusieurs témoignages concordants.

Me Trudel admet que son style de gestion a créé des « frictions » au fil des ans. « Tu m’envoies une lettre pleine de fautes, c’est sûr que je vais te dire : “Refais-la”, illustre-t-elle. Si tu ne la refais pas, je vais la refaire. Mais je ne te redonnerai plus rien après, parce que cela me prend trop de temps. »

LE CENTRE HOCHELAGA DÉCIMÉ

La démission en bloc des directeurs de la Fondation, en septembre, a achevé de pourrir le climat de travail à AED, raconte le Dr Julien. « Chaque semaine, il y avait un membre de leur clan qui tombait en congé de maladie pour les mêmes raisons : anxiété, gna gna gna… »

Le pédiatre admet ne pas pouvoir contester un certificat médical. « Mais quand un docteur marque sur un petit papier, quasiment sur une napkin, “congé de maladie, anxiété, détresse” après [une consultation de] cinq minutes, j’ai comme un problème avec ça. »

Le Dr Julien voit dans cette vague de départs une « psychose collective » entretenue par une campagne de désinformation. « D’essayer de détruire l’organisation comme ça, […] il n’y a pas pire trahison. J’ai mis toute ma vie là-dedans », rappelle-t-il.

« Avec tous ces départs, j’aurais espéré un peu d’introspection de la part du Dr Julien », regrette une ex-employée, qui dit avoir dû suivre une thérapie pour se remettre sur pied.

« Ce qui est paradoxal dans tout ça, c’est que le Dr Julien et sa femme ont conçu un modèle d’affaires qui aide des jeunes dans un contexte très toxique… tout en répliquant ce contexte toxique à l’intérieur de leur Fondation. »

— Un ancien gestionnaire

« Ce stress toxique là, il nous a été imposé, rétorque le Dr Julien. Je ne l’ai pas vu venir et il m’a intoxiqué grandement. Cela a été la pire affaire de ma vie. »

Aujourd’hui la page est tournée, se réjouit-il. Malgré la réduction inévitable des services aux enfants au centre Hochelaga, le climat de travail y est désormais « absolument fantastique ». Meilleur, même, qu’avant la crise.

« Une chose m’a blessé énormément : aucune de ces personnes n’a jamais pensé à l’impact [de leur départ] sur les enfants et les familles, soutient le Dr Julien. Aucune n’a appelé les familles pour leur dire : “Regarde, je pars.” »

Les intervenantes confient pourtant avoir eu le cœur brisé de se séparer des enfants – et avoir pris le temps de leur dire au revoir. « J’aurais vendu mon âme pour eux, dit l’une d’elles. Nous avions toutes tellement la cause à cœur. »

« Ces familles, je les préfère à tout au monde, ajoute une autre. C’est ce que j’avais le goût de faire dans la vie, de la pédiatrie sociale. Mais pas à n’importe quel prix. »

Trois employés ont communiqué avec nous pour appuyer le Dr Julien et sa femme. Ils ont toutefois refusé d’être identifiés dans ce reportage. Quatre autres employés nous ont été référés par la relationniste de la Fondation. Parmi ceux-ci, seule Claudia Bascunan, travailleuse sociale au centre de Côte-des-Neiges, était prête à soutenir son employeur à visage découvert. « Les malaises que j’ai vécus, c’était plus par rapport aux employés qui se plaignaient que par rapport à la direction, dit-elle. Depuis qu’ils sont partis, la mauvaise ambiance n’est plus là. C’est triste à dire, mais des fois, il y a des gens qui sont venimeux. »

ENQUÊTE SUR LE CLIMAT DE TRAVAIL

Malgré la démission de Me Trudel de son poste de directrice générale, en avril, la Fondation s’est enfoncée dans la crise. En septembre, une enquête externe sur le climat de travail s’imposait, raconte le Dr Julien. « Hélène et moi, nous voulions savoir ce qu’on nous reprochait. »

Pour mener l’enquête, le pédiatre a mandaté l’Institut de la confiance dans les organisations (ICO), qui lui a remis un « prix de la confiance » à trois reprises depuis 2015. « Ça a quasiment l’air d’un conflit d’intérêts », note le pédiatre, rejetant aussitôt cette idée. « C’est ridicule. On est des professionnels. »

L’ICO a conclu que malgré les difficultés vécues par la Fondation, le niveau de confiance générale y demeure « bon », et s’élève selon ses calculs à 75 %.

Le quart des employés sondés (20 sur 81) se sont dits « totalement » ou « partiellement en désaccord » avec un énoncé du questionnaire suggérant que l’environnement de travail était « libre d’intimidation et de harcèlement ».

Le président de l’ICO, Donald Riendeau, soutient néanmoins avoir été incapable de conclure à la présence d’intimidation ou de harcèlement au sein de la Fondation. « Cela dit, il y a eu du manque de respect et peut-être un peu trop de contrôle » de la part de la haute direction.

Me Riendeau qualifie la crise d’« épisode malheureux, comme en vivent 90 % des organisations ». Il souligne la présence, parmi les employés, de millénariaux supportant mal la critique. « Les jeunes de 25-30 ans ont beaucoup de difficulté à se faire dire que leur travail n’est pas bon. Ils ont peut-être interprété la situation de façon exagérée, [en pensant] que c’était de l’intimidation ou du harcèlement. »

Pour une gestionnaire d’expérience qui consulte un psychologue depuis qu’elle a quitté la Fondation, cette explication ne tient pas la route. « C’est un climat toxique, tranche-t-elle. Ça fait 32 ans que je travaille et je n’ai jamais vu ça, un climat toxique de même. »

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Changement de vocation à l'horizon

La Fondation du Dr Julien rendra autonomes les trois centres qu'elle chapeaute et redistribuera les dons qu’elle récoltera à tous les centres de pédiatrie sociale du Québec.

Depuis quelques années, le Dr Gilles Julien ne reconnaît plus Assistance aux enfants en difficulté (AED), le centre de pédiatrie sociale qu’il a fondé il y a 20 ans au cœur du quartier Hochelaga-Maisonneuve.

« Je gueulais. Je rentrais le matin : “Où sont les enfants ?” Avant, c’était toujours plein d’enfants. Mais là, je vois du monde dans les bureaux et ça me fait frémir. »

C’est en partie pour revenir à « l’essence de l’approche de la pédiatrie sociale » que le pédiatre projette de rendre autonomes les trois centres que chapeaute la Fondation du Dr Julien : AED, le Garage à musique et le Centre de services préventifs à l’enfance, dans Côte-des-Neiges.

« C’est une approche de proximité. Il faut être en lien avec le milieu, c’est ce qui nous distingue, dit-il. J’avais l’impression qu’on reproduisait un peu le modèle d’établissement d’un CLSC : les gens assis à leur bureau à faire leurs notes, alors que c’est une maison pour les enfants. »

Dans sa nouvelle mouture, la Fondation du Dr Julien récoltera toujours des dons, mais plutôt que d’en faire profiter uniquement ses propres centres, elle les redistribuera à tous les centres de pédiatrie sociale du Québec.

AED, qui bénéficie d’un budget annuel de 2,2 millions, volera donc de ses propres ailes. Et s’il pourra toujours compter sur des subventions, il devra récolter une large part de son financement par lui-même.

« Cela a fait peur à beaucoup de gens, dont nos directeurs qui ont quitté et qui n’ont pas voulu embarquer là-dedans », admet le Dr Julien. La démission des cinq directeurs, en septembre, a ébranlé l’équipe clinique d’AED.

« Qu’est-ce qui nous dit que ce plan stratégique a du sens si toute notre direction, clairement, trouve que cela n’en a pas ? demande une ex-employée. Le Dr Julien affirme que c’est un plan qu’il avait depuis longtemps, mais on n’en avait jamais entendu parler. »

« Un plan de vengeance »

Le Dr Julien a présenté son plan aux employés en pleine crise, alors que, de son propre aveu, il se sentait profondément « trahi » par certains d’entre eux.

« Ce que j’ai compris, c’est qu’il allait nous laisser à nous-mêmes en disant : “Débrouillez-vous, vous êtes des entrepreneurs”, raconte une ex-employée. Nous sommes tous des intervenants. Cela n’avait pas de sens. Pour lui, on était une menace et il allait y mettre un terme. »

« C’était nous mettre devant un échec total, dit une autre. On n’a pas de formation en gestion, notre gestionnaire compétente avait démissionné… C’est impossible pour moi de le voir autrement qu’un plan de vengeance. »

Le Dr Julien jure que ce n’est pas le cas. Au contraire, il s’agit d’assurer la pérennité de la Fondation et des trois centres, en leur donnant les moyens de survivre lorsque le pédiatre de 72 ans tirera sa révérence.

« Moi, je ne me venge jamais. Mais je n’oublie pas. »

— Le Dr Gilles Julien

Me Hélène Sioui Trudel explique n’avoir « plus l’énergie d’aller chercher des sous » pour financer les centres. Mais il n’est pas question de les abandonner du jour au lendemain. « On va les accompagner. Pensez-vous que, par vengeance, on va détruire ce qu’on a bâti ? […] Il faut avoir de l’imagination ! »

UN NOUVEL ACTEUR

Il n’y a pas que la « déception » du Dr Julien envers AED qui a poussé le pédiatre à revoir le rôle de sa fondation. Il y a aussi l’entrée en scène d’un nouvel acteur, l’Alliance québécoise de la pédiatrie sociale en communauté, qui regroupe tous les centres indépendants de la province.

Jusque-là, la Fondation s’était elle-même chargée d’épauler ces nouveaux centres, de les certifier et de redistribuer entre eux les subventions que lui verse Québec.

« Nous, on est un peu comme la banque, explique le Dr Julien. Le gouvernement nous donne 5 millions [par an] et on en retourne une grande partie dans les centres. » Ceux-ci sont complètement autonomes, mais doivent être certifiés par la Fondation pour obtenir leur part du gâteau.

Un gâteau alléchant : au total, 45 millions de dollars auront été versés par Québec pour la pédiatrie sociale entre 2015 et 2022. Cette année, les subventions annuelles passeront de 5 à 7 millions de dollars.

L’Alliance ne cache pas sa volonté de négocier directement avec Québec la part qui sera distribuée à chacun de ses membres, sans passer par la Fondation. Car si les centres profitent de la puissance de la marque du Dr Julien pour obtenir des sommes, « ce ne sont pas des franchises », note Alain Lemieux, coprésident de l’Alliance.

Les centres « sont un peu comme nos enfants qui deviennent matures et qui veulent s’autogérer », illustre le Dr Julien. « Pour nous, c’est un signe de succès, mais cela nous amène à nous dégager de certaines responsabilités. »

Une fois autonomes, les trois centres qu’il a fondés intégreront le giron de l’Alliance, où ils auront droit au même traitement que les autres. Il se donne « deux ou trois ans » pour mener à bien cette refonte. Et prévoit qu’AED aura « un budget moindre, forcément ». « C’était trop gros. Je ne remplace pas ceux qui sont partis, c’est clair. »

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Les portes tournantes

Rares sont les patrons qui durent à la Fondation du Dr Julien. Il y a quelques années, les bureaux administratifs, situés en face du centre Hochelaga, faisaient même l’objet de gageures, se rappelle Hélène Sioui Trudel. « C’était rendu une joke. En face, les employés pariaient combien de temps [le nouveau directeur général] allait rester. Il restait de six mois à un an… »

Me Trudel explique cet important roulement par le fait que les administrateurs recrutés au fil des ans « ne faisaient pas de pédiatrie sociale ». « Ils ne comprenaient pas une certaine vision. C’était peut-être une erreur de Gilles et moi, mais chaque fois, nous pensions avoir trouvé un sauveur. »

« Il y a des DG qui sont venus et qui sont partis », admet le Dr Julien, qui a repris son rôle de président-directeur général après la démission de sa femme. Quand un DG tente d’entraîner la Fondation dans une voie que le couple ne souhaite pas prendre, « il ne peut pas durer », explique le pédiatre. « Nous, on sait exactement où on va. On est les cofondateurs. »

« J’avais déjà envisagé de recevoir un jour ce genre d’appel », dit au bout du fil l’un des gestionnaires qui n’ont pas duré. Comme beaucoup d’autres, souligne-t-il. « On a formé un club des ex ! » C’était avant la dernière crise en date.

« Je ne peux pas vous cacher qu’il y avait un environnement de travail toxique, dit-il. Ce n’était pas très agréable. »

« Même si je suis un gestionnaire d’expérience, je n’arrivais pas à implanter une cohésion d’équipe. C’était très difficile. »

— Un ex-gestionnaire

« Des millions de dollars transitent par cette fondation sans aucun cadre professionnel, déplore une ancienne gestionnaire. Ça veut dire que l’organisme n’est jamais en développement. Le temps que tu te familiarises, tu t’en vas parce que tu as découvert le contexte toxique et tu ne peux pas vivre là-dedans. »

C’est ce qui explique le problème de pérennité de la Fondation, estime-t-elle. « Ce qui est triste, c’est qu’ils sont incapables de s’entourer de gens compétents qui vont permettre à cette œuvre de survivre au Dr Julien. »

L’HISTOIRE RÉVISÉE

Le 18 janvier, le Dr Julien a organisé une rencontre avec les employés pour leur raconter l’histoire de la Fondation. Dans son discours, il n’a pas mentionné les directeurs qui ont claqué la porte de l’organisme après y avoir travaillé plusieurs années.

Le Dr Julien a ainsi passé sous silence l’apport de son ex-directrice générale adjointe, qu’il considérait comme sa relève avant qu’elle ne démissionne. « C’est vrai, on ne l’a pas mentionnée. On a mentionné ceux qui ont changé les choses », dit Me Trudel.

Cette dernière est désormais présentée comme la « cofondatrice » de la Fondation, bien qu’elle s’y soit officiellement jointe un an après l’incorporation de l’organisme, en février 2005.

« L’histoire de la Fondation se déconstruit et se reconstruit sous nos yeux, s’étonne une ex-employée. Les gens qui ont toujours eu de l’importance pour nous dans l’histoire n’en ont plus et Hélène prend une place de plus en plus importante. »

« C’est normal que les gens disent : “Hélène n’a pas été là depuis le début”, parce que j’ai toujours été dans l’ombre », rétorque Me Trudel.

« À un moment donné, disons que j’en ai eu ras le bol d’être toujours dans l’ombre et j’ai dit : “Je suis cofondatrice.” »

— Hélène Sioui Trudel

Ce titre lui revient de droit, estime le Dr Julien. « La vraie créatrice, c’est elle, plus que moi. Elle a créé tout ça, toute seule, à bout de bras et souvent à contre-courant. »

Claudette Everitt ne figurait pas parmi les invités de la rencontre du 18 janvier. L’infirmière à la retraite a été la première à sillonner les rues du quartier Hochelaga-Maisonneuve, en 1997, avec le Dr Julien. « On était pauvres, on n’avait presque rien, on faisait les dossiers dans l’auto. On a travaillé fort », se souvient-elle.

C’est Mme Everitt qui a fondé AED avec le Dr Julien. Elle est partie au bout de sept ans. « Il était temps. Il fallait que je parte, confie-t-elle. Je n’en ai plus jamais entendu parler. » Comme d’autres, elle a été rayée de l’histoire. « Moi, je n’apparais plus nulle part, constate-t-elle. C’est comme si je n’avais jamais existé. »

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